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Einfall : la lente remontée de l'inconscient à la surface

, 08:46

Julien Douvier métro.gif, sept. 2020
gif animé par Julien Douvier
L'Einfall, l'inconscient saisi en cure Hélène Godefroy Dans La clinique lacanienne 2012/2 (n° 22), pages 169 à 184

Écrire un article sur la notion d’Einfall, au premier abord peut surprendre ou peut-être agacer : car de quelle invention théorique la psychanalyse aurait-elle encore besoin ? Or, l’Einfall n’a rien d’une nouvelle théorie, il alimente même l’ordinaire de notre activité de psychanalyste. Mieux, il est depuis toujours l’objet constitutif et, donc, incontournable de notre pratique.

2Le concept allemand Einfall veut dire littéralement une pensée qui chute spontanément, une idée qui soudainement vient à l’esprit. Autrement dit, il incarne à lui seul la réponse à la prescription freudienne de la règle fondamentale : « Dites tout ce qui vous passe par l’esprit 1

S. Freud, « Le début du traitement », dans La technique…. » C’est par conséquent par la voix de l’hystérie que Freud découvre l’Einfall, donnant naissance, de ce fait, à la psychanalyse. Saisissant cet événement psychique comme une production de l’inconscient, il comprit très vite qu’il pouvait s’en servir comme technique d’investigation. Si le transfert est le moteur même du travail analytique, l’Einfall en est l’essence.

3Cependant, l’idée de l’Einfall n’a pas été perçue par Freud seulement après sa formation de neurologue, lors de ses premières élaborations théoriques sur la névrose, soutenue par cette pulsion de savoir qui n’avait de cesse de nourrir son esprit pionnier. Un autre déterminisme, inconscient celui-là, le mit beaucoup plus tôt sur la voie, tel un présage annoncé, lui prodiguant la clé même de sa future découverte. En rapprochant la lettre de Freud à Ferenzci du 9 avril 1919, son texte de 1920, « Sur la préhistoire de la technique analytique », et un passage de sa biographie rédigée par Ernest Jones 2 2 E. Jones, La vie et l’œuvre de Freud, nous pouvons suivre, en effet, toute la trajectoire inconsciente qui conduit Freud à se saisir du mécanisme de l’Einfall. Ainsi, à l’âge de 64 ans, il se remémore avoir reçu en cadeau, lorsqu’il en avait 14, un recueil de textes de Ludwig Börne, dont l’un, daté de 1823, était intitulé : « L’art de devenir un écrivain original en trois jours. » Dans cet article, Börne fait le constat que nous nous empêchons de penser parce que nous avons « une honteuse peur de penser 3 3 L. Börne, cité par Freud dans « Sur la Préhistoire de la… ». Mais si nous avons honte de nos pensées, c’est aussi parce que « plus oppressante que la censure des gouvernements est la censure qu’exerce l’opinion publique sur les œuvres de notre esprit 4 4 Ibid. ». En conséquence de quoi, en laissant libre court à l’idée spontanée (traduction française de frei Einfall), en transcrivant, pendant trois jours, sur une feuille de papier « tout ce qui vous passe par la tête 5 5 Ibid., », écrit Börne, nous serions étonnés de voir combien de pensées nouvelles et sidérantes, jamais encore exprimées, peuvent jaillir en nous ! Excepté la transcription par l’écrit, n’est-ce pas le procédé même de la consigne psychanalytique ? En 1919, soit cinquante ans après avoir reçu ce cadeau providentiel 6 6 Unique ouvrage de l’époque que Freud garda en sa possession., lui-même sujet au retour du refoulement de ses propres Einfall, suscité par un échange épistolaire avec Ferenczi, tout d’un coup Freud se souvient ! Il se souvient et comprend non seulement la portée de la trouvaille de Börne mais aussi le cheminement et l’impact déterminant que cet article, oublié, produisit inconsciemment dans la mise en œuvre de sa technique 7 7 Notamment à propos de la censure, identifiée par Börne, Freud…. Aussi identifie-t-il, dans son texte de 1920, la préhistoire de l’exploitation psychanalytique de l’Einfall, dont lui-même consignait, en 1913, l’exhortation à Dire tout ce qui passe par l’esprit, alors qu’il ne s’était pas encore, à cette date, remémoré avoir eu entre les mains, dans son adolescence, le recueil de Börne.

4Néanmoins, par-delà son circuit épistémologique, qu’est-ce que l’Einfall, au juste, pour la psychanalyse ? Il est notre outil de travail. L’histoire d’un sujet n’est jamais dite chronologiquement ; elle est percée de lacunes, parcourue d’oublis, nouée dans ses rapports de causes à effets jusqu’à l’incompréhensible. D’ailleurs, ce qui fait la névrose n’est-ce pas l’amnésie ? Aussi, nous demandons à l’analysant de dire tout ce qui lui vient sans sélection de pensées. En réponse, couramment il se laisse aller à raconter quelque chose qui le préoccupe ; de façon générale, il nous fait part de sa pensée présente. Mais il se peut que, tout d’un coup, il interrompe ce qu’il est en train de dire ; quelque chose d’autre lui vient à l’esprit ! L’inattendu prenant par surprise, vient là souvent même s’intercaler un silence nécessaire pour accueillir ce qui chute en milieu de séance ! Il s’agit d’une pensée fortuite qui, à l’insu de l’analysant, survient tout d’un coup et court-circuite son discours. L’Einfall, c’est cela ! Une idée furtive qui traverse, tel un éclair, l’esprit du sujet et interfère sa pensée présente. À un moment donné de la séance, deux pensées viennent se côtoyer, indépendantes l’une de l’autre. L’événement est d’autant plus repérable que c’est ce moment d’avancée dans la cure où l’on entend dire du divan : « J’ai quelque chose qui me vient là… », mais « Cela n’a rien avoir avec ce que je suis en train de vous dire », prolongé, la plupart du temps, par un : « Je ne pense pas que ce soit très important… »

5En fait, Freud en parle tout au long de ses écrits, surtout dans la première partie théorique, lorsqu’il rapporte ses observations révélatrices concernant Lucy, la clinique marquante de Cécilia ou encore celle éclairante d’Élisabeth. L’Einfall est un terme très souvent utilisé dans ces textes pour dire ce qui surgit, ce qui vient incidemment. L’Einfall est donc ce qui vient en séance ! Mais il ne vient pas forcément à chaque séance. Il s’impose seulement lorsqu’un moment d’ouverture de l’inconscient se crée ; un moment de déhiscence, dans le cours du discours de l’analysant, où l’inconscient s’ouvre de lui-même pour livrer passage à son contenu. L’Einfall, c’est précisément cela ! Une pensée refoulée qui cherche à se faire savoir, et par conséquent chute tout droit de l’inconscient, s’imposant tout d’un coup à la conscience, défiant, à plus forte raison, la loi de la censure.

6Or, cette pensée, ne pouvant justement s’imposer qu’à l’insu de l’analysant, celui-ci ne la capte pas forcément. À la manière des rêves, son apparition reste fugitive, irrésistiblement happée par un retour dans l’oubli. C’est pourquoi, lorsqu’elle chute en séance, la pensée faisant intrusion est aussitôt à épingler par la conscience ; et, par conséquent, immédiatement à mettre en mots. Techniquement, l’analyste, relevant cette énonciation inattendue échappant au discours discursif de son analysant, peut inciter celui-ci à l’entendre 8 8 Ceci, bien évidemment, s’il juge, dans le cours du déroulement…, afin de l’aider à la conscientiser. Mais, bien souvent, ce dernier résiste à se l’approprier, ne voulant surtout pas perdre le fil de ce qu’il était en train de dire. D’autres fois, interpellé par cette pensée incidente le faisant vaciller, l’analysant peut de lui-même interrompre son discours ; néanmoins, il cherchera à la contester, ne manquant pas de la signaler inutile ou stupide, si ce n’est en avouer une certaine honte, sa révélation lui étant particulièrement pénible.

7En un certain sens, ces pensées inconscientes, c’est-à-dire tout ce matériel d’idées que le patient veut négliger, ont été celles qui mirent en mouvement la pensée freudienne et, nécessairement, celles qui initièrent la technique psychanalytique. Ce sont effectivement les Einfall, appelés par le transfert – nous savons que le transfert dans le présent de la séance est en contact direct avec une pensée ancienne enfouie –, qui sont à l’origine de la résistance à l’analyse. Nous devons prendre en compte que la poussée de ces pensées à l’insu de l’analysant, hors de sa sphère inconsciente, peut conduire à une réaction thérapeutique négative risquant l’interruption du travail analytique 9 9 Au sujet de la réaction thérapeutique négative, le chapitre 5…. Mais, lorsque celles-ci sont avouées et admises, elles font aussi résolument progresser la cure. Les conséquences sont parfois même spectaculaires.

8Par quel processus, précisément, l’Einfall opère-t-il dans l’économie psychique ? Le dispositif, support de l’Einfall, peut aisément être identifié par la théorie de la première topique 10 10 Élaborée d’abord dans la lettre à Fliess du 6 décembre 1896,…. Il s’ébauche dès les premières perceptions du nourrisson, avec la parole de l’Autre, les sons, les toutes premières images, les sensations rendues possibles et mémorisées parce que portées par la pulsion naissante ; elles marquent leur trace. Ces perceptions subissent le refoulement originaire et donc tapissent l’inconscient. De fait, elles constituent les représentations de choses qui fonctionnent, à la manière du rêve, en processus primaire, sur des modes de superposition et de déplacement, se côtoyant sans se contredire et sans négation 11 11 Tel que Freud l’élabore dans son article de 1915,…. Ces premiers souvenirs correspondent aux premiers éprouvés.

9Au fil des séances, et à la faveur de la dynamique du transfert, ces premiers matériaux d’ordre perceptif vont franchir la barrière de la censure pour remonter vers le préconscient. Le préconscient représente la zone psychique sur laquelle le langage prend son accroche ; il est ce lieu intermédiaire où les représentations de choses de l’inconscient sont saisies par les mots ; les mots qui viennent s’y coller pour les transformer en représentations de mots. Du fait de la censure, ces souvenirs remontent uniquement sous forme de représentations signifiantes, semblant coupées de leur investissement pulsionnel. Ainsi, l’analysant capte une image ; mais une image a priori coupée de sa pulsion – c’est-à-dire coupée de ses premiers éprouvés. Une image, donc, qui lui donne un sentiment d’indépendance ; une sorte de « corps étranger 12 12 S. Freud et J. Breuer, « Le mécanisme psychique de phénomènes… », lui faisant dire : « Ce qui me vient ne me paraît pas important. » C’est pourquoi l’Einfall est quelque chose qui lui vient, mais qu’il ne s’attribue pas spontanément. Il s’agit de la remontée instantanée d’un souvenir, d’une pensée très enfouie, qui n’a pas le temps d’être réfléchie. Avant de parvenir à sa subjectivation, plusieurs séances sont parfois nécessaires pour permettre à l’analysant de se l’approprier. Lorsque celui-ci l’épingle enfin, il la met en mots, l’introduisant aussitôt au langage. La représentation échue est à ce moment-là conceptualisée : d’une représentation de chose, elle devient une représentation de mot ; de là vient l’Einfall, cette pensée fugitive qui traverse l’esprit du sujet. Cependant, cette pensée conserve son statut de pensée inconsciente ; surgissant en dissonance avec le reste du discours, tant que cette pensée se comporte comme un corps étranger, tant qu’elle demeure autonome, elle reste en suspens dans le préconscient. Certes, elle se glisse et se déplace à la surface de la conscience, mais se fait à peine saisissable. Or, cette pensée est maintenue en attente dans la zone préconsciente aussi longtemps que la pulsion (l’affect), qui depuis sa conception la soutient dans la sphère inconsciente, n’a pas été consciemment éprouvée. C’est-à-dire tant que la connexion originaire entre la représentation et la pulsion ne s’est pas rétablie. Un acte analytique relevant, au demeurant, du travail transférentiel.

10Précisons que, dans ces interstices du discours de nos patients, ce qui surgit impromptu en séance apparaît d’abord être une image, avant d’être une pensée. Cependant, à l’écoute de l’Einfall, nous devrions d’abord entendre une pensée, l’image apparue devant elle-même servir de figuration à cette pensée. Freud, lui-même, demande à ses patients : « Qu’est-ce qui vous vient là ? Quelle image, quelle pensée 13 13 S. Freud, « Psychothérapie de l’hystérie », dans Études sur… ? » ; tenant compte que, pour image, il emploie le terme Bild, alors que pour pensée, il emploie celui de Einfall. Certes, l’image apparaît d’abord à l’esprit de l’analysant, mais – à la façon du rêve – elle est support d’une pensée, d’une idée, qu’elle véhicule jusqu’à la conscience. Une idée qui est l’Einfall. Il s’agit, au fond, par le canal de l’image « d’extraire du minerai des idées fortuites le pur métal des pensées refoulées 14 14 S. Freud, « La méthode psychanalytique de Freud », dans La… ».

11Ainsi, à un stade propice de la cure, la pensée inconsciente de l’Einfall, appelée dans le mouvement transférentiel avec l’analyste, sort du refoulement en remontant au stade préconscient, représentée par une ou des images. Or, ces images, représentatives d’une idée, sont à juste titre identifiées par Freud comme des représentations intermédiaires, ou mieux encore « des pièces intermédiaires 15 15 Voir à ce sujet le développement très précis de Freud, dans… ». Ces pièces intermédiaires sont des représentations de substitution, des formations de l’inconscient qui se présentent dans le cours discursif du langage comme un symptôme. Elles incarnent une forme, une enveloppe, « ein Ersatz » de l’Einfall, écrit Freud 16 16 S. Freud, GWConférences d’introductionssq ; un ersatz procurant d’autant plus ce sentiment étrange d’être peu concerné par cette pensée qui chute impromptue à son insu.

12À propos de ces formations substitutives, deux types de représentations intermédiaires peuvent participer à ce retour du refoulé de l’Einfall. La pensée incidente, mise en image, peut être aussitôt récupérée par le langage, mais peut aussi tout aussi bien remonter par le corps. Plus précisément, pour tenter de se l’approprier, soit cette pensée est mise en image par les signifiants de l’analysant – le choix des « mots » et des associations faisant fonction de pièce intermédiaire –, soit elle est mise en image par le support du corps, le choix de la zone stigmatisée endossant lui aussi le statut de représentation intermédiaire.

13Repérons, en premier lieu, l’Einfall accueilli par les mots. Le sujet colle à l’image de cette pensée – pensée lui apparaissant, au premier abord, comme étrangère – des signifiants à lui. Il va tenter de subjectiver cette pensée en employant des signifiants qui, de fil en aiguille, vont constituer une chaîne de représentations intermédiaires derrière laquelle la pensée refoulée se dévoile progressivement. En conséquence, si ces représentations correspondent le plus souvent à des souvenirs, c’est aussi à cette occasion que l’association libre s’articule dans la cure.

14À ce titre, rappelons qu’une libre association n’est pas un Einfall 17 17 Nous pouvons constater, à ce sujet, de nombreuses erreurs de…. Freud théorise tout particulièrement le rapport de l’Einfall à l’association libre (en allemand frei Assoziation) dans son texte de 1916, « Présupposés et technique d’interprétation des rêves ». L’association libre correspond d’abord à une technique, incitant l’analysant à faire glisser son discours sur cette intersection si familière à la cure : « Ça me fait penser à… ». Justement, son rôle est de faire circuler l’Einfall de représentation en représentation, jusqu’à la révélation ultime de sa pensée secrète. Mais ce n’est pas l’association libre qui crée l’Einfall ; c’est même le contraire : l’apparition de la pensée incidente en séance engage elle-même l’analysant à associer pour débusquer son contenu encore voilé. La technique de l’association libre est une technique de substitution. Il ne s’agit pas d’associer des idées différentes entre elles, mais des représentations qui contiennent toutes quelque chose d’une même idée : la pensée refoulée qui cherche à faire retour. Ainsi s’enchaînent les représentations intermédiaires, par lesquelles se déplace l’Einfall. Celui-ci peut se faire savoir par un rêve, grâce auquel il va réveiller un souvenir qui, lui-même, peut se substituer à un événement présent, puis à un souvenir plus ancien, tout en passant par des équivoques, formant parfois des mots d’esprit, pour peut-être révéler au final un fantasme.

15Par exemple, lors des préliminaires de son travail analytique, les propos d’un analysant illustrent très bien cet enchaînement des représentations intermédiaires, cette mise en image d’une pensée inconsciente s’invitant dès les premières paroles. Elle chute d’abord par un rêve, une scène imagée que le cadre de la cure oblige à mettre en mots : « J’arrive dans un grand centre commercial, au centre il y a un grand bassin rempli d’eau. Je décide d’aller y pêcher le plus de poissons possible ; j’en remonte une grande quantité. Mais ma copine me rejoint et me dit : “Je te quitte parce que tu ne parles pas bien le français !” » Le travail analytique débute, c’est donc tout un matériel de pensées refoulées qui se convoque d’emblée, confirmant d’abord la mise en mouvement du transfert, et par conséquent le dévoilement chez ce patient d’un certain contour de son désir. Ce jeune vendeur plein d’ambition ne parle d’ailleurs que de cela : « J’ai horreur du poisson, mais je dois dire que dans mon rêve cette pêche était un challenge que je devais absolument accomplir. » Au « grand centre commercial », il associe aussitôt « un Grand Cadre commercial », pour en arriver au constat qu’il a choisi le même métier que son père. Un père qu’il admire, mais dont un souvenir d’enfance vient aussi lui rappeler qu’une gifle spectaculaire attendait depuis l’âge de 7 ans sa revanche. En attendant, il se sentait em-pêché à terminer ses études, tant il était paralysé par une névralgie faciale persistante.

16La première partie de cette vignette est suffisamment éloquente pour nous permettre de repérer les associations libres du patient et ainsi saisir la manière dont la pensée inconsciente de l’Einfall circule au raz des signifiants, presque en état d’apesanteur ; c’est là ! C’est là, mais sans être jamais vraiment accessible. La pensée réprouvée (battre le père à son tour, en s’appropriant le royaume de sa réussite professionnelle) se « balade » au niveau préconscient, donc toujours un peu déguisée derrière une série de représentations. Une série de représentations auxquelles l’analysant colle ses signifiants jusqu’à la subjectivation de cette pensée, dont la révélation est, en général, accompagnée d’un certain lot de culpabilité. D’autres représentations intermédiaires ont circulé au cours de cette séance, elle-même interrompue par une scansion devant marquer cette réflexion, qui a elle seule résumait le tout : « Mais pourquoi donc ma copine me quitte ? Pourtant, je l’aime ! » – « C’est parce que vous perdez votre langue actuelle », lui fut-il répondu. En effet, il était en voie de perdre ses préjugés présents pour laisser surgir une autre pensée, et par conséquent un autre langage : celui des premiers éprouvés ; autrement dit, le langage qui constitue le cœur même de l’Einfall. Ce parcours de l’idée inconsciente d’une représentation à l’autre se produit bien entendu le plus souvent au cours d’une même séance, ou encore d’une séance à l’autre. Mais l’Einfall peut aussi rebondir d’une séance vers une autre beaucoup plus éloignée dans la cure, tel un rêve qui, tout d’un coup, fait penser à un autre rêve raconté il y a plusieurs mois.

17Ajoutons, à propos de ce retour du refoulé glissant à la surface de la conscience tout en échappant à son dévoilement, que, du côté de l’accroche préconsciente du langage, certaines formations psychiques peuvent représenter l’idée incidente dans son entendement pour ainsi dire le plus pur. C’est en effet le cas du lapsus ; celui-ci étant la forme préconsciente qui précipite la chute de l’Einfall hors de l’inconscient de la façon la plus directe. Cependant, la pensée inconsciente saisissable en cure au premier jet reste sans aucun doute celle dont Freud nous livre, en 1925, la forme la plus accessible à l’interprétation : la Verneinung. La pensée fortuite peut surgir simplement voilée de sa négation. Ainsi, un patient dit du personnage de son rêve : « Ma mère, ce n’est pas elle 18 18 S. Freud, « Die Verneinung », dans Résultats, idées, problèmes » ; Freud rectifie : « Donc, c’est sa mère 19 19 Ibid.. » En faisant abstraction de la négation, il « extrait le pur contenu de l’idée incidente (des Einfall 20 20 Plus intéressant est de se reporter au texte original, GW) 21 21 S. Freud, « Die Verneinung », op. cit. ». Néanmoins, malgré sa révélation instantanée, notons que, tant qu’il n’a pas retrouvé les voies de connexion avec ses premiers émois, ce contenu persistera à s’imposer, à l’endroit du patient, comme une pièce intermédiaire étrangère. La chute en direct, et forcément tout aussi déconcertante, de l’Einfall demeure tout autant énigmatique pour le sujet. Elle ne suffit pas à la subjectivation du refoulé ; un temps de perlaboration est nécessaire ; or, ce temps peut requérir une certaine durée 22 22 Pour approfondir, lire le texte des trois temps de Lacan, « Le….

18À présent, abordons l’Einfall mis en image par les symptômes du corps. Remarquons, à ce propos, que la chute d’un Einfall en séance peut soit faire naître une douleur au niveau du corps, soit faire disparaître un symptôme physique apparu hors cure. Pour comprendre le rôle du corps comme support d’une représentation intermédiaire de l’Einfall, revenons à cet exemple lumineux dont Freud nous a transmis la clinique : la conversion d’Élisabeth von R.

19Deux ans après la mort de son père, la jeune fille a commencé à ressentir une douleur diffuse dans le haut de la cuisse droite ; une souffrance qui lui paralyse la marche. Aucune lésion ne peut être diagnostiquée ; mais, à cette époque où les mystérieuses souffrances hystériques font vaciller les certitudes médicales, la persistance de la douleur suggère le recours à l’expérience inventive de Freud. Élisabeth a quelque chose à lui confier ; quelque chose qui est là – dans la sphère préconsciente –, mais dont elle ne sait pas de quoi ça parle ! Lorsqu’il ausculte la zone irritée, il perçoit que l’attention d’Élisabeth « est tournée vers quelque chose d’autre, vers des pensées et des sentiments liés à sa douleur 23 23 S. Freud, Études sur l’hystérieop. cit., ». À partir de ce cas, Freud ne cessera de démontrer que la douleur physique, en tant qu’elle configure une zone corporelle particulière, incarne une représentation intermédiaire de l’Einfall qu’elle contient. Elle est une « sensation physique comme symbole d’un fait psychique 24 24 Ibid. » ; tout d’un coup, à une pensée inconsciente se substitue un morceau du corps. Le lieu de l’incarnation n’est jamais choisi au hasard ! Afin de saisir l’Einfall qui s’annonce, le déterminisme subjectif élit une certaine région du corps, plutôt qu’une autre, le choix de la zone malade employant le même mode opératoire que le langage. Le patient va en effet employer un terme particulier pour dire ce qui lui vient ; un certain signifiant va être utilisé, plus qu’un autre, pour identifier la pensée fortuite. De même, le choix de l’organe ou la découpe d’une zone précise par la douleur relève aussi, pour lui, d’un symbole, un symbole qui lui est privé 25 25 Se reporter, à ce sujet, à l’article très éclairant de G.…. Somme toute, le symptôme corporel est toujours une formation subjective, et non objective au sens où le discours médical l’enseigne 26 26 À ce propos, nous conseillons l’ouvrage de J.-P. Lebrun, Dela…. Si le symptôme s’infiltre dans cette partie circonscrite du corps, c’est parce que précisément ce fragment a déjà pour le sujet une histoire. Les cures analytiques ne cessent de recueillir multitudes de confidences, restées stigmatisées dans le corps des analysants. Une zone du corps peut avoir été jadis le lieu d’une scène singulière et, de fait, lors d’un cap transférentiel, accueillir de nouveau l’Einfall en phase de s’extraire de son refoulement. Une empreinte qui fut autrefois l’objet fantasmatique de la réalisation d’un désir interdit, dont la trace somatique a été à l’origine aussitôt refoulée. Autrement dit, une zone autrefois érogénéisée 27 27 Qui, bien souvent, n’est pas la partie génitale. par l’éveil de motions pulsionnelles, aujourd’hui ranimée par le retour d’une pensée inavouable attachée à ce point précis du corps. D’ailleurs, examinant avec méthode la partie malade de la cuisse d’Élisabeth, Freud finit par constater que « sa jambe douloureuse commence à “parler” pendant les séances d’analyse 28 28 S. Freud, Études sur l’hystérieop. cit., ». Plus sa patiente remonte de souvenir en souvenir, plus la douleur s’intensifie.

20L’histoire post-adolescente de la jeune fille est saturée, à son endroit, par l’omniprésence de son père malade. Endossant généreusement le rôle d’infirmière, elle avait la tâche privilégiée de le soigner et le veiller ; souvent, par exemple, elle dut « sauter pieds nus hors du lit, sur un appel de son père 29 29 Ibid., ». Cependant, un jour, au lieu de rester près de lui comme à l’accoutumée, elle se rappelle avoir eu une irrésistible envie d’aller retrouver un jeune homme (ami du père) participant à une soirée d’échanges intellectuels. Ce qu’elle s’autorisa ! Vis-à-vis de lui, elle avoua que, à cet instant-là, « son sentiment atteignit un point culminant 30 30 Ibid., ». Mais, malgré cela, elle voulut très vite rentrer ; elle ne s’accorda de rester uniquement lorsque le jeune homme lui promit de la raccompagner. Or, lorsqu’elle retourna – elle-même en plein ravissement – au chevet de son père, l’état de santé de celui-ci s’était, pendant son absence, aggravé. Alors qu’Élisabeth confie ce souvenir pénible à Freud, une violente douleur dans la jambe se manifeste. À l’évidence, se signale à cet endroit-là toute la culpabilité d’avoir abandonné son père, et ceci pour son propre plaisir ; elle souffre pour s’être, au fond, autorisée à détourner son désir ailleurs, hors de la jouissance paternelle : une jouissance qui, dès lors, remonte par les voies innervées de sa jambe. Au cours de cette marche nocturne, au côté du jeune homme, elle acquit la conviction que celui-ci l’aimait ; tous deux eurent une conversation des plus agréable : « Elle ne s’était jamais sentie aussi attirée par lui que durant le chemin du retour 31 31 Ibid.,. »

21Ce premier motif de conversion mis à jour, dont la jambe incarne une pièce intermédiaire de l’Einfall, est aussitôt supplanté par la chute d’une nouvelle pensée plus impensable encore ; une pensée qui s’invite dès le début de la séance suivante sous la forme d’un autre souvenir. Les douleurs partaient toujours d’un point déterminé de la cuisse droite : or, « c’était justement l’endroit où, chaque matin, son père posait sa jambe très enflée, lorsqu’elle en changeait les bandages. Cela lui était arrivé au moins une centaine de fois 32 32 Ibid.,. » N’est-ce pas là, pour la psychanalyse, l’exemple emblématique de la manifestation fortuite de l’Einfall en cours de séance, renfermant dans un fragment privilégié du corps une pensée interdite ? Celle d’un rapport sexuel avec le père, vécu une centaine de fois par la fusion de leurs jambes respectives ! Qu’y a-t-il de plus inavouable ? Peut-être encore cette autre pensée qui, quelques séances plus tard, a elle aussi traversé l’esprit d’Élisabeth à la manière d’un éclair : l’idée que, à la mort de sa sœur, son beau-frère « était redevenu libre, et qu’elle pourrait l’épouser 33 33 Ibid., ». L’Einfall, dont Élisabeth subit l’impact somatique, serait donc un fort désir œdipien réprimé à la mesure de sa puissance, au point de l’empêcher d’avancer.

22Remarquons, avec Freud, qu’à chaque début de séance, Élisabeth ne souffre pas de sa jambe. C’est seulement au fur et à mesure du déroulement analytique, lorsqu’une association s’impose soudainement en réveillant un souvenir, qu’« une sensation douloureuse se produisait. Elle était même si intense que la malade se contractait et portait la main à l’endroit douloureux. Cette souffrance ainsi réveillée persistait tant que la patiente était la proie du souvenir ; elle atteignait son point culminant à l’instant où elle allait révéler des faits essentiels et décisifs, pour disparaître avec les derniers mots de son récit. J’appris peu à peu, écrit Freud, à me servir de l’éveil de cette douleur comme une boussole 34 34 Ibid. ».

23Freud, « l’éveilleur », loin de négliger dans son travail d’investigation le corps de ses analysants, nous a ouvert la voie de l’Einfall ; car nous pouvons constamment observer ce processus somatique dans les cures que nous conduisons. À l’écoute de nos patients allongés sur le divan, nous nous laissons surprendre par l’appel d’un corps, tout d’un coup saisi d’une douleur aiguë, qui à cette occasion se met à raconter une histoire de vie. Par exemple, une jeune analysante (conductrice d’autocar) annula sa séance parce qu’elle dut être hospitalisée en urgence : « Pendant que je conduisais, j’ai ressenti une violente décharge dans mon coude, du coup il s’est bloqué : je ne pouvais plus manœuvrer le volant. » Elle dut, en effet, passer quantité d’examens ; mais, aucune anomalie n’ayant été identifiée à l’endroit de la douleur, on préféra la garder en observation. De retour en séance, tout l’intérêt fut, bien entendu, porté sur cette énigme du coude bloqué ; à l’instar d’Élisabeth, des souvenirs avec son père sont aussitôt évoqués et se sont associés l’un l’autre jusqu’à la connexion finale avec le symptôme. Lorsqu’elle était petite, ensemble en voiture, ils parcouraient très souvent les routes de la région : « C’était pour le seul plaisir d’être tous les deux, confie-t-elle. Mon père préférait être avec moi qu’avec ma mère. » La complicité était telle que, malgré son très jeune âge, son père se plaisait à l’asseoir sur ses genoux et lui faire tenir le volant sur l’autoroute, alors que la voiture roulait à vive allure.

24Malheureusement, un jour, alors qu’elle avait 9 ans, et que pour une fois elle dut retrouver en vacances d’autres enfants de son âge, son père resté seul eut un accident de voiture. Conduisant à vive allure comme à son habitude, par la vitre ouverte de la portière, où il avait posé son coude, un petit oiseau égaré s’est faufilé dans sa manche. Sans doute surpris et gêné, il a raté le virage, n’ayant pu tourner le volant à temps. Il est mort sur le coup !

25À la suite de cette séance fort douloureuse, cette analysante a très vite retrouvé l’usage de son coude ; le lendemain, à son réveil, le symptôme avait disparu. Elle reprit donc le travail plus tôt que prévu, au grand étonnement de l’équipe médicale demeurée perplexe devant cette énigme physiologique. Sur le modèle d’Élisabeth, son corps a précisément servi de support, d’image à une représentation très enfouie : un coude bloqué qui en dit long. Le coude de qui, au juste ? L’Einfall a fait remonter en séance, tout droit de l’inconscient, un souvenir très enfoui, et tout le « contenu des pensées à l’arrière-plan de cette douleur, contenu que l’excitation des parties du corps associées avec lui remettait au jour 35 35 Ibid., ». Du coude immobilisé au petit oiseau meurtrier, le volant, autrefois tenu à l’unisson par le père et la fille, est resté à jamais bloqué dans le coude d’une route. À cette étape du travail analytique, le corps de la patiente ayant enfin parlé de la tragédie de son désir, le deuil pouvait enfin s’amorcer.

26Cet exemple envisage l’Einfall comme une notion toujours à découvrir. Car ce qui suscite sa poussée hors de l’inconscient n’est-ce pas au fond le traumatisme lui-même ? Gérard Pommier a, le premier, démontré que « l’Einfall est ce qui fait remonter le traumatisme à la verticale de l’enfance, et par conséquent éprouver les premiers ressentis sensoriels mémorisés, oubliés 36 36 G. Pommier, Séminaire en collaboration avec P. Landman, « À… ». Autrement dit, il est le véhicule qui transporte par voie directe le traumatisme de la sphère inconsciente. Cette remarque faisant franchir, de ce point de vue, un pas de plus à la théorie freudienne, il apparaît judicieux d’ajouter, en conclusion à notre étude, ce nouvel élément théorique dont il serait intéressant de poursuivre le développement. L’image, interceptée en séance par l’analysant, contient certes une pensée à mettre en mots, mais doit aussi sa consistance à « toute la charge traumatique qui est transférée dans cette image et qui l’amplifie comme dans le rêve 37 37 Ibid. ». Les deux exemples cliniques cités en sont l’illustration même.

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ne détourne pas le regard

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vie pratique : comment entretenir ma moquette ?

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les yeux clos

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Odilon Redon, Closed Eyes,1894

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du narcissisme chez le chien

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